Rencontre avec Isabelle Janin.
Interview portrait / Parcours de vie.
Son engagement pour la préservation de « l’art vivant » est une source d’inspiration. En mai 2024, Isabelle a été récompensée par la Fondation Yves Rocher pour son action avec l’association Étamine qu’elle préside depuis 3 ans. Comprendre son chemin revient à découvrir les clés de ce qui mène à la réussite, au sens noble du terme, à savoir d’atteindre un heureux résultat, pour soi, pour les autres et la nature. Isabelle parle avec le cœur tout en allant à l’essentiel. Paroles d’une agricultrice « faiseuse d’écologie ».
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Avant tout et pour se projeter avec toi, peux-tu situer et décrire le lieu où tu vis ?
J’habite dans une région qui s’appelle le pays Roannais, traversée par le fleuve Loire, à la lisière entre l’Auvergne et l’ancienne région Rhône-Alpes. La plaine s’étend au nord jusqu’à la Saône-et-Loire et l’Allier ; elle est bordée à l’est par les monts du Beaujolais et à l’ouest par les monts de la Madeleine, montagne bourbonnaise. Je vis au sud, dans les vallons verts, proche du seul col à 800 mètres d’altitude entre Paris et Lyon. C’est un territoire à forte dominante élevage et textile, il a été touché par l’exode rural et la crise mais il est resté dynamique. Il y a des vignes, de la forêt et dans les champs, je ne me lasse pas de regarder les races de vaches : aubrac, salers, limousine, charolaise… Elles forment un ensemble tacheté, c’est beau ! J’aime dire que mon territoire est « douillet » et champêtre. Sans oublier qu’il est aussi gastronome, comme le montre la réputation de la famille Troisgros. Notre ferme, la ferme de Vernand, a reçu le prix du paysage il y a quelques années. Il faut venir voir ! D’autant qu’actuellement, il attire beaucoup de nouveaux arrivants.
Quel a été ton parcours pour devenir agricultrice éleveuse sur ce territoire jusqu’à la création de l’incubateur Étamine ?
Mon parcours s’est construit autour de trois passions : l’agriculture élevage, l’écologie et l’art. Je crois que j’ai eu de la chance et un terreau favorable grâce à ma famille, mes amis, les rencontres… car j’ai pu en faire mon projet de vie.
Ma première passion, c’est l’agriculture élevage. À 11 ans, dans la ferme de mon grand oncle où je passais mes vacances, je me revois me dire « plus tard, je serai agricultrice ». Et je l’ai été agricultrice : pendant 40 ans. Il y a 7 ans, ça a été mon tour de transmettre la ferme (*la ferme de Vernand, un cheptel de 45 vaches et 90 brebis) à un de mes fils, Rémi. Mais devenir agricultrice ne s’est pas fait tout de suite ! Petite, j’aidais mon père qui élevait des moutons tout en étant apiculteur. Au départ, il ne souhaitait pas que je m’engage dans cette voie, pour lui, c’était pas une affaire de femme. Après mon bac, j’ai fait des études de biologie et j’ai travaillé assez jeune comme laborantine pour m’acheter… mon premier troupeau de brebis ! Car au fond ce qui me plaisait c’était de faire naître, élever, faire les foins, gérer une ferme et y vivre.
À cette période, je me suis rendue au Mali et j’y ai rencontré Claude qui était en coopération agricole là-bas et avec qui depuis je partage ma vie, j’aime pas dire « mon mari », c’est Claude [sourire]. Ensemble, on a décidé de reprendre la ferme de son parrain dans la Loire. On a choisi l’élevage bovin, ovin et l’apiculture, car c’était ce qu’on connaîssait de mieux, on avait suffisamment de savoir-faire. On était en 1980 et lorsqu’on s’installait en agriculture pour bénéficier de certaines aides, il fallait rentrer dans le moule du productivisme (avec le maïs, les engrais et pesticides…). On s’est inséré dans un système mondialisé sans s’en rendre compte tout de suite. Mais plusieurs événements marquants nous ont décidé à prendre un autre chemin plus résilient, davantage en symbiose avec la nature. À cette époque, les protéines pour nourrir notre cheptel (tourteaux d’arachide) venaient des pays du Sahel sauf qu’une année, une sécheresse gravissime s’est abattue sur cette partie du monde et les habitants n’avaient pas assez de surfaces pour les cultures vivrières. C’était une aberration. On ne pouvait plus continuer comme ça. Alors on a commencé à produire nos protéines sur la ferme et à régénérer nos sols, en cultivant des pois, en arrêtant les engrais et en expérimentant avec d’autres agriculteurs le développement de légumineuses dans les prairies. Trois ans plus tard, les éleveurs de moutons que nous étions ont subi de plein fouet les retombées de l’affaire du Rainbow warrior (*ayant amené à échanger deux espions français qui avaient sabordé un navire de Greenpeace en Nouvelle Zélande contre des tonnes d’importation d’agneaux Neozélandais). Le début de « la guerre du mouton ». On a beaucoup manifesté et on s’est allié avec d’autres pour mettre en place la vente directe de nos produits. Petit à petit, toutes ces actions nous ont amené vers le bio, c’était plus facile en ayant changé notre système agricole et en maîtrisant notre commercialisation.
Avec ce point de bascule, je me suis reconnectée à ma deuxième passion : l’écologie. À 18 ans, j’avais rencontré René Dumont, agronome et pionnier de l’écologie politique, qui nous alertait sur l’avenir de la planète :« Je bois devant vous un verre d’eau précieuse puisqu’avant la fin du siècle, elle manquera ». Suivant ses enseigements, j’achetais mon premier manuel d’agriculture biologique. Et c’est ainsi que, des années plus tard, j’ai intégré une formation pour obtenir le statut agricole et je me suis formée en AB (Agriculture Biologique). De son côté, Claude a choisi de reprendre des études de géographie, alors en 1987, je suis devenue cheffe d’exploitation avec un salarié agricole, Michel [qui travaille toujours à la ferme !].
En 1992, la ferme est passée en bio et je me suis investie dans des responsabilités agricoles : syndicat ovin de la loire, Agribio, groupement agricole féminin Rhône et Vivre bio en Roannais. Pour développer l’agriculture bio et une alimentation saine et accessible à tous sur le territoire, on a créé l’association de producteurs bio et de consommateurs. Au vue du manque de maraîchers bio sur notre territoire et face à une demande accrue des consommateurs, on s’est mis à revendiquer un parc agricole bio sur une zone d’industrialisation en attente, avec un slogan : « des légumes plutôt que du bitume ». Un conflit s’en est suivi avec les collectivités, néanmoins Roannais Agglomération a fini par acheter une ferme de 13 ha pour répondre à ce manque de maraîchage. Beaucoup d’acteurs sont invités autour de la table et c’est comme ça qu’on a lancé la création d’un espace test « Etamine » pour accompagner des jeunes à s’installer en maraîchage et élevage. Voilà comment le projet est né !
Justement, en quoi consiste l’accompagnement Étamine ?
La mission d’Etamine est d’abord d’accompagner au projet professionnel et au projet de vie pour développer des compétences « métier » en maraîchage bio (s’essayer à des techniques permacoles diverses, comprendre les sols…) et en élevage bio (conduire un troupeau, faire naître, fabriquer du fromage, du savon avec le lait d’ânesse…) tout en développant des compétences transverses grâce à des formations menées par des partenaires (en gestion, vente, communication…) et des compétences techniques avec notre réseau agricole (30 maraîchers bio, des tuteurs…). Le rôle d’Etamine est aussi de trouver du foncier, chose difficile, et de les aider dans leur projet d’installation pour réussir à en vivre et se rémunérer.
Et il y a une singularité propre à ce projet en lien avec le festival d’art contemporain « Poly·culture » qu’on a créé en 2009 (pour en savoir plus : https://www.polyculture.fr). On voulait lui donner une dimension artistique et sensibiliser aussi à ce métier par le biais de l’art. Cette année, c’était autour d’une exposition de photographies pour mettre en valeur la biodiversité (avec comme parrain Vincent Munier, photographe animalier spécialisé dans la nature sauvage).
Car voilà ma troisième passion : l’art vivant et la culture. Je me souviens qu’à l’âge de 16 ans, on avait créé dans mon petit village (Eveux, Rhône) une MJC. Je m’ouvrais à la musique, au théâtre, à la photographie… et surtout à des actions collectives bénévoles. C’est ce qui m’a donné envie, bien plus tard, de co-créer une école de musique afin que cet art soit accessible à tous en milieu rural. Je suis convaincue que l’art est essentiel pour porter un autre regard sur l’agriculture : l’art aiguise les sens, la manière de regarder les paysages, développe notre capacité à nous étonner, à être en joie avec notre métier. Car pour faire ce métier, on a besoin de joie !
Oh que oui ! Et avec cette joie, combien de personnes ont été accompagnées et que sont-elles devenues ?
Aujourd’hui, ce projet a 8 ans et est destiné à des jeunes, souvent non issus du milieu agricole, pour s’essayer en grandeur réelle pendant 3 ans. 21 personnes ont été accompagnées, 10 se sont installées, 6 sont en test actuellement, 5 ont renoncé dont 3 qui sont restés dans le para-agricole. Je suis fière de dire aussi qu’il a une parité hommes-femmes ! C’est important pour moi que des femmes prennent leur place dans l’avenir de l’agriculture. Il est nécessaire de les encourager à agir, de lever les barrières. C’est encore un sacré défi, on a besoin de plus de femmes en agriculture, elles portent en elles une vision différente, une sensibilité à la biodiversité, une volonté d’agir dans la durée.
Et justement, tout ce travail dans l’asso est réalisé par une femme : Aurélie, aidée par 3 bénévoles et des partenaires dont Roannais Agglo, le Lycée Agricole Roanne Chervé, Vivre Bio en Roannais, AgriBio et l’ADDEAR… C’est important pour moi de le souligner. Aurélie fait un sacré boulot et ce prix que j’ai reçu, l’idée de faire des liens entre le projet Étamine et le festival d’art… C’est elle qui en est à l’origine !
Et toi, en tant que femme agricultrice, quelle est ta vision pour l’avenir ? Qu’est-ce qui te donne encore envie de rêver ?
Autant que de rêver, il est aujourd’hui nécessaire d’agir pour notre avenir. J’aime bien la devise de l’Agenda 21 de notre territoire intercommunal : « Rêves en tête et pieds sur terre ». Et je rajouterai : ensemble. Car l’agriculture et l’alimentation essentielles à notre futur nécessitent un travail collectif. Je suis une militante d’action, d’actions collectives et territoriales. J’aime construire avec les autres, c’est pour cela que j’agis. J’aime travailler avec des gens différents, des structures différentes pour créer ensemble. Et j’aime mon territoire. Dans le contexte actuel, je crois autant aux actions territoriales qu’aux mesures nationales ou internationales pour faire changer le système.
Mais bon, si je dois dire un rêve, je crois que ce serait d’arriver à une autonomie en alimentation bio pour le territoire roannais. Et on y arrivera d’abord en préservant la biodoversité. C’est dans cette optique que servira la dotation de la Fondation qui va permettre la plantation d’arbres, arbustes et plantes aromatiques sur la ferme des Millets à Ouches, où est basée Étamine. En parrallèle, on travaille sur un projet d’agroforesterie et de production bio pour la restauration collective des écoles et des EPHADs et qui apportera des produits sains sans pesticides pour nos vieux et nos enfants dans le respect d’une rémunération correcte à nos producteurs. Car j’aime aussi œuvrer pour que l’agriculture bio soit accessible aux publics précaires. La solidarité est dans l’ADN de ma vision d’agricultrice-éleveuse.
Et puis je rêve aussi grâce à la jeunesse ! Ma source d’espoir, c’est de voir que des jeunes s’engagent malgré les difficultés, ils y croient alors j’y crois aussi et je fais mon possible pour qu’ils réussissent. Aujourd’hui, à 69 ans, ce sont ces jeunes qui me font rêver !
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✦ Les clés du parcours de vie d’Isabelle ?
Il y en a au moins sept :
— Choisir son décor, son territoire
— Construire sa vie autour de ses passions et d’un terreau fertile
— Faire des rencontres (parfois ce peut être la bonne !)
— Se donner les moyens de ses ambitions
— Cultiver la joie et l’audace
— Se nourrir de collectif, de solidarité et de convivialité
— Agir avec des rêves en tête et les pieds sur terre…
À méditer… au vert.